La Chronique
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04.06
Je pensais juste lire. Pas ressentir le besoin d’écrire. J’ai lu avec soin toute l’année les articles de cette cellule journalistique du Monde, dédiée aux féminicides, et suis parvenue à le faire en occultant la majeure partie du temps, mes propres souvenirs. Surtout quand des enfants étaient mentionnés dans les homicides reportés.
Mais pas cette fois.
J'étais l'une de ces innombrables enfants, victimes collatérales, grandissant dans ces foyers violents, dont on ne parle pas (encore assez). Parmi celles et ceux qui assistent impuissant.e.s, la rage, le désespoir, la peur au ventre, à ce que la conjugalité, "l'amour", "le couple" peut incarner de pire.
Sous le toit où j'ai grandi, l'homme qui cognait dans la maison, tabassait les femmes qui passaient - et la jeune fille que j'étais alors, était le fils cadet de ma mère. L’un de mes deux“frère” aînés. Éduqué, journaliste, portrait de Mohammed Ali, toujours bien vêtu, socialement "bien inséré", rien n'aurait laissé présumer de l'enfer qu'il faisait vivre aux femmes sous son toit.
Lorsque je me suis enfuie à 17 ans pour ne pas crever sous ses coups, si l'on s'en tient aux statistiques, j'avais de fortes probabilités de me retrouver dans un couple maltraitant, à mon tour.
Mais un incident, à 18 ans, m'a définitivement fait savoir qu'il n'en serait rien. Ce jour-là, dans sa cuisine, devant son plan de travail, un homme que je connaissais peu, a haussé la voix et levé la main pour me faire taire. La pointe du couteau dont je me suis saisi à frôlé son abdomen. Mais ce n'est pas ce qui LUI fit peur. La frayeur vint de ce qu’il entrevit dans mon regard. C'est ce qu'il me dit ensuite. Quand j'eus baissé l'arme, sans trembler. "Tes yeux. Ton regard. Tu étais... je n'ai jamais vu ça. " J'ignorais ce qu'il avait vu, mais je savais de quoi il parlait. Du feu tapi en moi. La lave qui grondait toujours, et pouvait entrer en éruption, calcinant tout sur son passage, pour un peu que je sois ramenée à la vision d’un homme levant la main.
Ce jour-là, j'ai su que je ne deviendrais jamais celle qui prend les coups.
Je pouvais tuer. Je pourrais tuer. Si on s'en prenait à moi. Si je m'étais sentie maintes et maintes fois impuissante, jeune fille, la jeune femme que j'étais protégeait et protégerait ma jeune fille intérieure. Car la moindre violence tolérée, adulte, reviendrait à lui (me) mettre à nouveau des coups, ainsi qu'à toutes celles sur j'avais vu ployer sous ceux de l'homme dans la maison. Ce fils, ce “frère”, ce neveu, cet ami, ce collègue, ce voisin au dessus de tout soupçon, derrière qui se cachait un agresseur. Un homme "charmant" qui était en vérité, un partenaire, un mari, un “frère” dangereux.
Les raisons de la violence de mon “frère” sont intrinsèquement liées à notre histoire de famille. Et à l'héritage du masculin dans celle-ci. Nous n'avions pas le même géniteur, et je sais aujourd'hui que sous les coups qu'il donnait, certains étaient ceux que destinait son père à notre mère. Pour la punir d'avoir osé le quitter, rompu leur union, choisi au vu et au su de tous un autre homme, avec lequel elle avait eu l'outrecuidance de faire un enfant. Moi.
Les femmes dans notre maison, payaient sans le savoir, sous les mains, les poings, la ceinture et les pieds du fils de cet homme, la colère suscitée par l' affranchissement de cette femme qu'elles n'avaient même jamais rencontré. “Digne” fils de son père, mon “frère” n'entendait pas, ne concevait pas avoir une femme qui lui réponde, ne lui obéisse pas au doigt et à l'œil, et prétende avoir une existence en dehors de lui. Les coups, pleuvaient dans mon cas, pour que je m'avise pas de devenir une de ces femmes- là.
J'ignore en revanche ce qui dans l'histoire de ces dernières, dans leur vécu familial, affectif, les menait là, porteuses d'une faille dans laquelle mon “frère” s’engouffrait pour mieux les ravager, mais je suis reconnaissante à chacune d'entre elles de m'avoir montré ce que l’amour n'était pas. L’abus. La peur. La honte. La suspicion. La violence. Et les coups. Je leur suis reconnaissante d’avoir nantie la jeune fille que j’étais alors sans même le savoir, de l'assurance de mériter d'être traitée avec rien de moins que respect, amour et considération et m’avoir appris à devenir pour moi-même, une indéfectible alliée.
Aucune des femmes qui a vécu sous notre toit, n'est morte sous les coups de mon “frère”. Parce que ça n'était jamais elles qui partaient, c'était lui qui les congédiaient.
Il se contentait juste de changer de souffre-douleur quand il les avait essorées, s’était lassé de se servir de quelque une comme putching-ball. Et se rabattait, dans l’intervalle, sur moi, entre deux conquêtes.
Mais même si aucune n'est jamais morte, à chacune de celles qui succombent aujourd'hui dans la longue litanie des victimes de crimes conjugaux, je pense à elles. Chaque victime a pour moi, leurs traits.
Et je n'oublie pas.
Je n'oublie pas ce que nous avons eu en commun l'espace de quelques jours, quelques semaines, quelques mois. Le joug sous lequel nous avons dû ployer. Et la peur qui était de mise. Nos corps perpétuellement tendus en la présence de " l'homme de la maison”. La férocité dont il pouvait être capable.
Je n'oublie rien et reste hypervigilante, sensible aux histoires semblables aux nôtres, avec l'espoir que leur révélation œuvre à une prise de conscience croissante de la part du plus grand nombre. Qu'elles finissent par être à ce point insupportables que nous nous saisissions toutes et tous à bras-le-corps de cette question. Faisons mieux que ce qui a jusqu’à présent était accompli, puisque maintenant, nous savons.
Les féminicides conjugaux représentent environ 15% des homicides recensés ( 845 en 2018) en France par le Ministère de l’Intérieur. Près de la moitié des femmes tuées en France chaque année l’ont été par l’homme qui a partagé leur vie. Et souvent, des enfants étaient présents. Pour eux et celles et ceux pour lesquels ils n’est pas encore trop tard, prenons la pleine mesure du sujet et soyons concerné.e.s au point d’en faire notre affaire à tou.te.s.
Axelle.
P.S: La semaine ayant été quelque peu éprouvante émotionnellement pour moi - et je l’imagine pour vous aussi, vous recevez cette semaine la newsletter en 2 temps ( voire 3, si l’on compte la chronique orpheline qui vous est parvenue ce matin!).
Ce premier volet revient sur l’actualité de la semaine.
Rendez-vous dimanche 7 juin pour le deuxième volet, spécial Fête des mères.
À PROPOS DES VIOLENCES FAITES AUX FEMMES
#JusticeForUwa, #JusticeForJennifer, #JusticeForTina : ces hashtags ont été partagés des dizaines de millions de fois sur les réseaux sociaux nigérians ces derniers jours, dans la vague des manifestations aux Etats-Unis, après des plaintes pour viols ou meurtres commis contre des jeunes filles. Violences contre les femmes : le Nigeria s’enflamme sur la Toile
« C’était sa chose. »« Féminicides » : un documentaire sur France 2 retrace un an d’enquête menée par une cellule d’investigation du « Monde »
«L’idée est aussi de dire que derrière un homme qui tue sa femme, c'est toute la société qui n'a pas réussi à l’empêcher et qu'on est tous un peu responsables collectivement» Après un an d'enquête sur les féminicides, «Le Monde» sort un documentaire sur France 2
"Quand Elise s'est réveillée à l'hôpital, elle était dans l'instinct de survie, témoigne sa maman. Elle était heureuse que sa fille soit vivante. Sa fille, c'est sa priorité." Violences faites aux femmes : Elise, jeune maman de 25 ans, aujourd'hui tétraplégique après avoir été poignardée
À PROPOS DES VIOLENCES POLICIÈRES
« Ce qui se passe aux Etats-Unis aujourd’hui, fait écho avec la France. Cela a malheureusement mis de la lumière ».A Paris, bien qu’interdit, un rassemblement inédit contre les violences policières
“Je ne peux pas oublier que je suis une femme. Mais je peux oublier que je suis blanche. Ça, c’est être blanche. Y penser, ou ne pas y penser, selon l’humeur. En France, nous ne sommes pas racistes mais je ne connais pas une seule personne noire ou arabe qui ait ce choix. "Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème..." - Virginie Despentes
"Anok n'est pas une femme noire, c'est mon amie" Carine Roitfeld, ou quand la mode ne "voit" pas les couleurs
"C'est quelque chose qui m'a suivie toute ma vie, et j'y ai pensé plus que jamais au cours de la semaine passée." "Ne rien dire serait la pire chose à faire" : Meghan Markle s'exprime sur l'affaire George Floyd
« Je suis venue ici parce que mon pays était en guerre et je me retrouve avec deux petits garçons qui ont peur parce qu’ils ne sont pas blancs. »A Minneapolis, les réfugiés africains aussi ont peur de la police
DE L’IMPORTANCE DES REPRÉSENTATIONS
« D’habitude, je jouais dans des séries, des rôles de domestiques, de prostituées, de femmes victimes de trafic en tous genres (…) Là, j’ai pu jouer une femme qui prend son destin en main et qui va au bout de son rêve. Le film montre l’autre facette de notre histoire. Nous sommes résilients, nous avons des rêves. » Galères, débrouille et Netflix : le fabuleux destin d’un film zimbabwéen
En Ouganda, le label Nyege Nyege fait la part belle aux femmes DJ et productrices de musiques électroniques, que ce soit au sein de sa « villa », où il accueille des artistes en formation ou en résidence, ou lors de son festival annuel, où elles représentent 70 % de la programmation. La photojournaliste Sophie Garcia a rencontré ces pionnières de l’électro africaine.
FLASHBACK: “On ne se rend pas compte de l’importance d’avoir ce type d’histoires pour se dire qu’on peut y arriver” – le film Les Figures de l’ombre met en lumière la contribution indispensable de trois femmes noires dans la conquête spatiale.
QUAND VOUS PENSIEZ AVOIR TOUT ENTENDU…
PODCAST
“Je rappelle quand même que cette page n’est ouverte qu’aux hommes et tous les hommes de l’unité n’y ont pas forcément accès”. Des policiers racistes, fascistes et suprémacistes blancs se lâchent sur leur collègue noir //Gardiens de la paix , un documentaire sonore d'Ilham Maad//
SEXISTE AS F***, raciste, fasciste, antisémite, ce podcast est un combo “gagnant”.
Bon courage à vous pour son écoute! Et partagez autour de vous, ces “policiers” sont aujourd’hui encore, en fonction…
Pour écouter, cliquez ici
Également disponible sur toutes vos applis de podcast.
#SAYHERNAME
Elle devait fêter ses 27 ans, demain, vendredi 5 juin.
Rappel des faits: Le 13 Mars dernier, BreonnaTaylor, ambulancière paramédicale de 26 ans et son compagnon dormaient lorsque les policiers de Louisville ont enfoncé sa porte et ont abattu la jeune femme d'au moins huit balles.
Les agents, dotés d’un mandat de perquisition, agissaient dans le cadre d’un avis de recherche erroné concernant un suspect qui n’habitait plus l’immeuble et qui était déjà détenu.
Kenneth Walker, le compagnon de Breonna Taylor qui avait un permis de détention d’arme, a réagi face à l’intrusion en faisant feu sur les policiers, pensant que lui et Breonna étaient victimes d'un cambriolage. Des voisins ont renforcé cette thèse en affirmant que les policiers ne s’étaient pas identifiés et n’avaient pas cogné à la porte avant de la défoncer, contrairement à leur version des faits.
Kenneth Walker a été arrêté pour tentative de meurtre sur un agent des forces de l’ordre, mais depuis relaxé, avec un abandon des charges retenus contre lui. Aucune drogue n'a été trouvé dans l'appartement de la jeune femme.
Sa mort, contrairement à celles d’Ahmaud Arbery et de George Floyd, n’a pas été filmée.
Jeudi dernier, pendant que Minneapolis brûlait pour la troisième nuit d’affilée, des centaines de manifestants ont envahi le centre-ville de Louisville pour réclamer l’arrestation et l’inculpation des policiers impliqués dans la mort de Breonna Taylor. Mais les trois policiers de Louisville impliqués dans cette affaire n’ont pas encore été limogés et encore moins inculpés.
Breonna Taylor rejoint la cohorte des femmes noires victimes de violences policières, dont les noms tendent à être oubliés et pour lesquels le #SayHerName a été crée . Aiyana Stanley-Jones, Alesia Thomas, Atatiana Jefferson, Darnisha Harris, Kathryn Johnston, Kendra James, Korryn Gaines, Malissa Williams, Miriam Carey, Pamela Turner, Rekia Boyd, Sandra Bland, Shantel Davis, Shelly Frey, Shereese Francis, Tarika Wilson, Tyisha Miller, Yvette Smith, Adaisha Miller, Charleene Lyles, Deborah Danner.
Les femmes des communautés noires victimes de violences policières comptent aussi.
#justiceforBreonna #JusticeForBre
Une collecte de fonds à l’initiative de Bianca Austin, nièce de Breonna permet à la famille de faire face aux frais de justice et soutenir la famille. Pour participer, c’est ici
Voilà, ce sera tout pour moi! À dimanche pour une édition plus light, promis!
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